L’Aube (October 17, 1946)
JUSTICE EST FAITE
Goering a échappé à la potence en s’empoisonnant dans sa cellule
Commencées à 1 h. 14, les pendaisons se sont poursuivies jusqu’à 2 h. 48 a deux gibets utilises alternativement
Les condamnés ont clamé, avant de mourir leur amour pour l’Allemagne
Ils sont morts de la seule mort que méritaient leurs crimes, celle des criminels. Ils sont morts, la tête revêtue d’une cagoule noire, dans cette nuit toute pareille à celle qu’aimaient les nazis pour le déroulement de leurs fastes sacrilèges.
Seul Goering a réussi à échapper au bourreau, comme Hitler, comme Goebbels, Himmler et Ley. Il s’est suicidé devançant le châtiment qui l’attendait.
Le cabinet du Reich n’a pas été condamné, ni le haut-commandement allemand, mais ses membres essentiels ont enfin payé leur lourde dette à la société, à l’humanité, à la civilisation.
Justice est faite.
Des pas dans le couloir
Dans une demi-heure, il sera minuit. Le froid est vif et le silence est lourd. Dans leur cellule, les condamnés attendent. Savent-ils déjà qu’ils vivent leurs derniers moments ? L’ont-ils deviné aux bruits inusités de la prison, à l’insistance du gardien qui les surveille plus attentivement par le judas ? L’ont-ils deviné à ce bruit de moteur d’un camion qui s’arrête dans une cour et dont on décharge de lourdes choses ?
Des pas marchent dans le couloir. La porte de la cellule s’ouvre. La silhouette massive du colonel Andrus, commandant en chef du service de sécurité, s’encadre dans le chambranle.
D’une voix qu’il s’efforce de rendre ferme, il lit la sentence prononcée par le tribunal le 1er octobre.
Ribbentrop n’a rien dit. Il était à genoux et priait en compagnie de l’aumônier protestant. La mort semble déjà s’être emparée de lui et son regard est vide et lointain.
Sauckel qui arpentait fiévreuse ment sa cellule s’est arrêté.
— Je m’incline, dit-il, devant des soldats américains, mais non devant les Juifs de ce pays.
Jodl était assis sur son lit. Il écrivait une dernière lettre à sa femme et à ses dix enfants.
Debout, sanglé dans son uniforme, toujours hautain. Keitel paraissait attendre cet instant qui ne l’étonne point.
Le temps passe, les minutes sont longues pendant lesquelles le colonel Andrus va de cellule en cellule annoncer l’heure de la justice aux coupables.
Un dernier souper, sorte de réveillon sinistre, leur est alors servi. Il se compose d’une salade de pommes de terre, de saucisses, de pain noir et de thé.
Alors le film se précipite. Les ultimes préparatifs commencent. On met des menottes aux mains des condamnés ; on leur lie les pieds avec des ceintures de l’armée. Ils semblent s’étonner. Ils ne savent pas que cette mesure a été décidée à la suite du suicide de Goering que, du reste, ils ignorent et ignoreront toujours.
Il était 23 h. 38 quand le colonel Andrus se fit ouvrir la porte de la première cellule. Un peu avant minuit il avait accompli sa mission.
Il est maintenant 1 h. 11 à l’horloge de la prison.
Pâle, vacillant, le visage rendu plus cadavérique encore par la lumière crue des projecteurs, Joachim von Ribbentrop, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement nazi, fait son entrée dans la salle des pendaisons. Il est encadré de deux gardes précédés d’un officier supérieur de l’armée américaine.
A pas-hésitants il monte les marches du gibet. On le coiffe de la cagoule noire que lui serrera, au cou, la corde du supplice. Presque immédiatement on entend le bruit de la trappe qui s’ouvre. Le corps du supplicié disparait dans le vide que dissimule d’épaisses tentures noires.
Aussitôt des médecins militaires se précipitent. Un docteur russe constate l’arrêt du cœur avec son stéthoscope. De leur côté les officiers de la justice alliée, accomplissent les constatations légales.
D’un large coup de son coutelas étincelant, l’un des deux bourreaux tranche net la lourde corde de chanvre épais et luisant, et, quelques minutes plus tard, le corps du mort est conduit sur une civière, la tête toujours encapuchonnée de noir, et déposé dans une morgue attenante.
Sous un préau de basket-ball
Ainsi se sont déroulées, de 1 h. 14 à 2 h. 43, les exécutions des dix condamnés, sous un préau qui, jusqu’à dimanche dernier, servait de salle de basket-ball aux gardiens de la prison.
En entrant dans cette salle, brillamment éclairée par de nombreux projecteurs, le spectacle qui se prêtait aux regards des suppliciés était celui de trois hauts gibets fraîchement peints en vert foncé. Deux de ceux-ci furent utilisée alternativement ; le troisième ne servit jamais; il avait cependant été prévu au cas où quelque incident matériel mettrait momentanément hors d’usage l’un des deux autres.
Quarante-cinq témoins au total ont assisté aux pendaisons des grands criminels de guerre nationaux-socialistes : les quatre généraux du conseil de contrôle allié de Berlin, les gardes figés au garde à vous de chaque côté du gibet, des médecins militaires qui n’intervinrent que pour reconnaître les dix décès, les huit représentants de la presse américaine, française, anglaise et russe, des interprètes et enfin quelques officiers de la IIIe armée d’occupation américaine.
Les dernières paroles des condamnés
Voici les ultimes déclarations des condamnés au pied de leur potence :
Von Ribbentrop. — Que Dieu garde l’Allemagne ! Mon dernier vœu, c’est que l’Allemagne réalise son unité et que l’alliance se fasse entre l’Est et l’Ouest. Je souhaite la paix do monde.
Sauckel. — Je meurs innocent. La sentence qui me frappe est injuste. Que Dieu protège l’Allemagne ! Qu’elle vive et redevienne grande un jour ! Que Dieu garde ma famille !
Jodl. — Je te salue, mon Allemagne.
Seyss-Inquart. — J’espère que ces exécutions constituent le dernier acte de cette tragédie que fut la seconde guerre mondiale. Puissent la paix et la compréhension régner entre les peuples! Je crois en l’Allemagne.
Keitel. — J’invoque Dieu toutpuissant et je lui demande d’avoir pitié du peuple allemand. Plus de deux millions de soldats allemands sont morts pour leur patrie devant moi. Je vais, maintenant, rejoindre mes fils. Tout pour l’Allemagne !
Kaltenbrunner. — J’ai aimé mon peuple et ma patrie avec toute la chaleur dont mon cœur est capable. J’ai fait mon devoir selon les lois de mon pays. Je déplore que l’Allemagne ait été divisée par des hommes qui n’ont jamais été des soldats et qui l’ont plongée dans des crimes auxquels je n’ai pas participé. Vive, l’Allemagne !
Streicher hurla en tout premier lieu à pleins poumons :
— Heil Hitler !
Puis il refusa de déclarer son nom en vociférant :
— Vous le savez bien ! Maintenant je m’en retourne à Dieu.
Puis lançant de tous côtés des regards haineux, il ajouta :
— Les bolcheviks vous pendront un jour ! Adieu !
Enfin, s’adoucissant imperceptiblement :
— Je suis près de Dieu mon père. Oh ! Adèle, ma chère épouse !
Le cadavre de Goering est amené dans la salle du supplice
Cependant le dernier acte n’était point joué encore. En effet, un groupe apparut sous le préau ; des hommes portant une civière sur laquelle on reconnaissait le cadavre d’Hermann Goering.
La dépouille de l’ancien commandant en chef de la Luftwaffe fut, sans précaution, posée à même le sol ; une couverture de l’armée américaine avait été jetée sur le corps flasque et cireux du premier grand criminel de guerre après Hitler.
Quand on souleva la couverture, Goering apparut vêtu d’une veste de pyjama grise et d’un pantalon noir. D’allure pauvre et de tissu grossier, cette veste offrait un contraste imprévu avec le pantalon de fine soie d’où sortaient des orteils soignés, d’un blanc diaphane.
Hermann Goering, mort, allongé sur le plancher de cette salle de gymnastique entre deux potences, avait la tête inclinée du côté droit, la joue à même le bois, les yeux clos.
Des tombes anonymes en un endroit secret
Deux camions aux portières scellées ont quitté, hier matin â grande vitesse, la prison de Nuremberg sous escorte armée, emportant les corps de Goering et des dix autres suppliciés.
Le lieu de leur destination est maintenu secret. On sait seulement qu’ils vont être transportés en un lieu où ils seront inhumés dans des tombes anonymes, et l’on croit qu’une partie du voyage se fera par avion.
Deux jeeps, montées par des M.P. brandissant des mitraillettes, accompagnaient les camions. Une longue voiture noire, à l’intérieur de laquelle avait pris place un général, figurait dans le cortège qui prit la route à toute vitesse, accomplissant d’ailleurs à l’intérieur de Nuremberg plusieurs allées et venues et prenant finalement la direction de Fürth, où se trouvent deux aérodromes de l’armée américaine.
De son côté, l’United Press annonce que, selon des bruits non confirmés qui circulent à Nuremberg, les corps des condamnés vont être emmenés secrètement vers un port. Ils seraient embarqués pour une destination inconnue, à moins qu’ils ne soient immergés en mer.
De toute façon, rien ne sera communiqué officiellement à leur sujet. On veut éviter que des nazis fanatiques et obstinés ne viennent faire des pèlerinages sur les tombes de leurs anciens chefs.