Prenez garde M. Jakson !
Goering s’est donc soustrait à son sort. À New-York, où il est maintenant rentré, le juge Robert Jakson, avocat général américain au tribunal de Nuremberg, commente ce suicide de la façon suivante :
— Le suicide de Goering a tué le mythe du stoïcisme et de la bravoure nazis. Le fondateur des camps de concentration ne pouvait affronter le gibet en personne. Goering, le survivant des chefs nazis de haut vol, était le seul accusé sur lequel on aurait pu placer le mythe du martyre.
« Le gibet lui offrait l’estrade la plus efficace de laquelle il aurait pu Impressionner ses sympathisants avec la profondeur de sa conviction dans la cause, avec l’oubli de soi-même. Franchement, j’ai craint qu’il le ferait.
« Mais il manquait de caractère. Même des hommes moins haut placés, qui furent ses satellites, sont morts plus courageusement.
Hélas ! Jakson se trompe. En effet, les Allemands relèvent la tête.
— Nous savons pourquoi Goering souriait tout le temps pendant procès, dit l’un.
— Voilà la meilleure nouvelle que j’ai apprise depuis longtemps.
— C’était la meilleure solution, disent d’autres.
Un correspondant de United Press note que la popularité du lieutenant de Hitler n’a jamais été aussi grande qu’aujourd’hui. Et l’un des deux seuls Allemands qui avait assisté à l’exécution des dix autres condamnés, le Dr Friedrich Leistner, procureur général allemand à Nuremberg, tout en considérant que le châtiment était juste, n’hésite pas à dire :
— Un certain nombre d’Allemands considéreront le suicide de Goering comme un reste de courage.
« Ils se réjouiront de ce que le Reichsmarschall n’ait pas eu à mourir d’une mort ignominieuse. »
Cependant l’Allemagne vote communiste, social-démocrate et démocrate-chrétien.
Le virus est en sommeil, mais il est toujours là, prêt au réveil. Il se manifeste aujourd’hui discrètement, inconsciemment peut-être.
Ceux qui, dans un mois, devront commencer à régler le sort de l’Allemagne doivent y penser et rester vigilants. Il y a les quelques Allemands avec qui l’on peut parier. Il y a aussi les autres, ceux qui se réjouissent de voir Goering échapper au châtiment.
C’est ce que, dès 1940, un écrivain allemand. Ernst Erich Noth, réfugié en France depuis Quelques années, disait, au moment de fuir en Espagne, à ceux qui l’avaient accueilli sur notre sol à Montpellier : Pierre-Henri Teitgen et son père. Ernest Peret rapporte ses paroles dans un livre récent, « Allemagne-Europe », qui est en quelque sorte le dossier de la France sur l’Allemagne et dont nous reparlerons. Ces paroles, les voici :
« Merci, amis Français ! Mais, demain, prenez garde ! Après la défaite, nous, les exilés, les libéraux allemands, nous serons pour vous un très sérieux danger ! Ne vous étonnez pas, ne vous récriez pas : on nous rappellera alors en Allemagne, on nous y mettra en vedette, à la tête des cortèges, au premier rang des rencontres internationales, pour donner le change au monde. Et l’on dira : « L’Allemagne prussienne, l’Allemagne nazie, l’Allemagne militarisée n’est plus. Voici la vraie Allemagne ! Faites-lui confiance ! »
« Malheur â vous, mes amis, mal heur à votre pays et à l’Europe si, une fois encore vous vous laissez prendre à cette duperie Nous ne serons qu’une poignée au-devant de la masse, quelques rangs en tête du cortège ; derrière nous la masse allemande, pour longtemps infestée de prussianisme et de nazisme, se préparera à la revanche. Oui, on se servira de nofls pour vous tromper. Prenez garde ! »
Comme on voudrait que le faux prophète soit Ernst Erich Noth plutôt que Jackson !
Mais, à la veille du débat de New-York sur l’Allemagne, nous resterons inquiets tant que nous ne saurons pas que nos grands Alliés ne partagent pas les sentiments de Jakson.
Jean DANNENMULLER